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André Uzan

Ancien universitaire

Créateur d’entreprise

La « courbe de vie » de l’entrepreneur La « courbe de vie » de l’entrepreneur

(Source d’inspiration: Mooc Coursera “Grow to Greatness” Part 2 . Professeur E.D. Hess, Darden School of Business, Virginie).

 

La notion de « courbe de vie » a souvent été utilisée pour décrire l’évolution d’un phénomène et, par suite, fournir un modèle de prévision et d’action.

C’est ainsi qu’on parle de « courbe de vie » d’un produit ; parce qu’il nait, se développe, atteint sa maturité, décline et meurt, (« Dilemme » «Etoile » « Vache à lait » « Poids mort »), « modèle » qui permet au dirigeant d’adapter sa stratégie à la phase du cycle. (Voir l’article « Manager le cycle de vie d’un produit »).

La notion a été aussi employée pour décrire la « courbe de vie » d’une PME, distinguant les phases de l’existence, de la survie, du succès, du décollage et de la maturité, « modèle » qui permet au dirigeant de repérer le problème majeur de chaque phase. (Voir l’article « Une « courbe de vie » du management ? »).

La notion a également servi pour décrire la « courbe de vie » du management, indiquant la source principale de la croissance à chaque étape : la créativité du créateur, la direction centralisée,  la délégation du pouvoir, la coordination des activités et la collaboration généralisée. (Voir l’article : « Une « courbe de vie » du management ? »).

L’idée de base de ces modèles est que les défis managériaux et les facteurs du succès changent avec la croissance de l’entreprise.

Tout entrepreneur créateur d’entreprise doit avoir cela à l’esprit mais il faudrait aussi qu’il dispose d’un modèle de sa « courbe de vie » d’entrepreneur décrivant les métiers qu’il va devoir exercer, les conversions qu’il va devoir faire, à mesure que son entreprise grandit.

Présentons d’abord ce qu’E.D. Hess qualifie de « paradoxe de la réussite de l’entrepreneur ».

Ce « paradoxe » concerne l’entrepreneur quittant une entreprise ou une autre organisation pour créer sa structure. Il a quitté son organisation, en principe, pour réaliser une de ses idées ou envies, constatant que les règles et procédures, la pression de la direction, la lourdeur de la bureaucratie, etc. de son milieu de travail ne le satisfaisaient pas. Il engage sa création et rencontre un début de réussite. A un moment donné, ne pouvant tout faire seul, il embauche du personnel et doit le manager ; puis il embauche d’autres collaborateurs et d’autres managers et doit, pour diriger le tout, mettre en place plus de structure, plus de règles, « faire » de moins en moins pour « faire faire » de plus en plus etc.

Bref, il finit par recréer ce qui l’a conduit à partir.

Ce « paradoxe » ne devrait dissuader aucun entrepreneur ; ce dernier est, certes, conduit à recréer l’état organisationnel de son départ mais, lui-même, ne finit pas du tout dans l’état psychologique, financier, social, etc. de son départ. Par contre, ce « paradoxe » souligne l’obligation qui va s’imposer à l’entrepreneur de changer avec la croissance de son entreprise.

Voyons quels changements de préoccupations, de rôle et de compétences seront nécessaires avant de creuser les deux points critiques que sont la délégation et le rôle de la direction générale (leadership).

 

  1. Les changements.

Ils vont concerner trois aspects de la vie professionnelle de l’entrepreneur : son rôle, ses préoccupations principales et ses compétences, comme le résume la figure suivante :

Courb.vie entrep.1

 

1.1. De l’homme qui fait tout, au coach qui accompagne, entraine et soutient.

Le plus souvent l’entrepreneur commence en étant contraint de tout faire parce qu’il est tout seul : étudier, rechercher, produire, vendre, livrer, facturer, encaisser, gérer les relations avec les clients, etc.

Puis arrive le moment où il embauche des personnes et se voit contraint de faire faire ce qu’il faisait ou tentait de faire lui-même par des personnes qui n’ont pas nécessairement les mêmes espoirs, peurs, objectifs que lui. L’entrepreneur doit devenir manager des collaborateurs qui « font ».

Si la croissance se poursuit ainsi que les embauches et le nombre de managers, l’entrepreneur doit devenir manager de managers (« leader » dans le schéma) et diriger les collaborateurs qui managent ceux qui « font ».

L’étape suivante dans la croissance le conduit à prendre encore plus de « hauteur » et à devenir « Coach /mentor », chef d’orchestre, comme on le verra ci-dessous.

On devine que ses préoccupations principales et les compétences qui lui sont nécessaires vont changer.

1.2. Du centrage sur soi au centrage sur les autres.

Au cours de la première période, il est difficile à un entrepreneur de compter sur un autre que lui-même ; toutes les décisions à prendre convergent vers lui seul et les résultats dépendent principalement de son action, même s’il trouve de multiples aides et conseils, gratuites et payantes, dans son environnement.

Adaptée à la situation, une telle attitude devient très dangereuse dès qu’il y a des collaborateurs et de plus en plus dangereuse à mesure que l’entreprise grossit. L’entrepreneur doit admettre très vite que le succès, son succès, dépend des autres ; plus exactement de l’adhésion de ses collaborateurs à ses idées et de la synergie de leurs actions.

On voit clairement combien il importe alors d’oublier le « faire soi-même » pour se consacrer à la  formation, l‘écoute et le soutien des collaborateurs, les moyens d’obtenir leur adhésion et la synergie de leurs actions.

1.3. Du soliste au chef d’orchestre.

Le plus souvent lors de la création, l’entrepreneur prend principalement appui sur sa compétence professionnelle, généralement spécialisée dans un domaine fonctionnel, tel que la R et D, la production ou la vente etc.

Très vite, la préparation puis la direction de son entreprise vont le contraindre à prendre en compte quasi tous les aspects de la gestion (de la R et D au SAV, de la technique à la finance, etc.) et devenir un ultra généraliste, même si son expertise ne sera jamais égale dans tous les domaines.

Une fois du personnel engagé, le créateur peut conserver une fonction de spécialiste dans le domaine de son choix mais de plus en plus sa fonction sera celle d’un chef d’orchestre centré sur la définition du public à satisfaire et du choix de la musique à jouer (marketing, stratégie, définition de l’offre, etc.), sur la composition de l’orchestre (recrutement), sur la définition de la façon de jouer de chaque musicien (structure et procédures) , sur l’entrainement inlassable nécessaire au « jouer ensemble » (communication, correction des erreurs, etc.) et sur la viabilité financière de la prestation.

La croissance de l’entreprise conduit l’entrepreneur à changer de préoccupations, de rôle et de compétences ; ces changements sont imposés par l’évolution de l’entreprise mais aussi conditionnent la poursuite du succès.

Examinons deux points clés de cette évolution.

 

  1. La délégation.

C’est la difficulté clé du passage du rôle de « l’entrepreneur qui fait tout » au rôle de manager. Il devient alors nécessaire de déléguer et apprendre à déléguer est difficile.

La délégation est le fait de confier une tâche à un subordonné tout en conservant la responsabilité sur les résultats ; confier non pas une tâche courante à exécuter selon des instructions mais la décision, le pouvoir de décider selon la situation, sans en référer à son supérieur.

C’est un défi de taille pour l’entrepreneur qui a tout réalisé tout seul et avec succès. Il commence à observer que le succès dépend aussi d’autres personnes mais il peut craindre de voir les autres faire moins bien que lui, de ne plus se sentir réalisateur, irremplaçable, etc. de perdre plus de temps que d’en gagner à expliquer, soutenir mais aussi surveiller et « corriger » ses collaborateurs.

On peut cependant avoir les bénéfices de la délégation en en minimisant les coûts en appliquant la définition suivante de P. Morin (Le management et le pouvoir – Editions organisation) :

« La délégation est une méthode d’organisation qui consiste pour un responsable à confier à un collaborateur la réalisation d’objectifs élaborés en commun, en lui laissant une autonomie réelle et en précisant les limites ; en l’aidant si besoin et en faisant le point régulièrement dans le cadre de procédures de contrôle claires et définies à l’avance ».

On peut et doit choisir le collaborateur à qui déléguer, celui en qui on a confiance, qui a la motivation et les capacités nécessaires.

L’objectif et l’importance de la délégation sont clairement définis et acceptés, par exemple, en suivant  le squelette de plan, suivant : voici ce qu’il faut faire et comment cela s’inscrit dans l’objectif de l’entreprise ; voici comment je le fais habituellement et quel sont les points critiques à réussir ; vous devez respecter les procédures en cours mais avez pouvoir de décision ; je me tiens à votre disposition pour toute question ; je vérifierais la réalisation des points critiques mais vous devez m’alerter en temps utile sur toute difficulté ; nous ferons un point régulier tous les ….

La délégation prend appui sur les procédures, instructions sur la façon de faire les opérations et de les faire connaitre aux autres personnes intéressées. Les erreurs sont quasi inévitables mais respecter la procédure d’alerte juste après l’erreur ou présomption d’erreur en réduit grandement les conséquences.

La confiance n’exclut pas le contrôle. Des indicateurs de dysfonctionnement doivent être mis en place mais dans l’idéal c’est le signalement spontané et précoce qui doit être recherché, ce qui ne peut être obtenu que si l’on remplace la sanction par la compréhension et la formation, (Teach, don’t punish), la critique de la personne par la critique de la performance.

La délégation n’est pas un processus spontané ni irréversible ; elle se prépare patiemment par l’observation du collaborateur, s‘amorce sur des tâches non critiques, s’entretient régulièrement par l’échange avec le collaborateur, par l’analyse de ses dysfonctionnements et le développement de sa formation mais peut aussi se retirer provisoirement ou définitivement.

Comme on le voit, on est loin de l’entrepreneur « qui fait tout » ; le métier nouveau consiste à choisir,  former, soutenir, contrôler les collaborateurs chargés du « faire ».

 

  1. La direction générale et le leadership. (Voir les articles sur le leadership)

L’étape  suivante de la croissance de l’entreprise conduit l’entrepreneur à gérer des managers, donnant à chaque chef de service délégation de gérer un domaine de l’entreprise selon la méthode ci-dessus.

L’entrepreneur doit, de plus, veiller à ce que chaque manager délègue, contrôle, mobilise correctement ses subordonnés, mais cette relation aux chefs de services n’est pas l’aspect principal du changement de son rôle.

La modification principale concerne son rôle de directeur, de pilote; le pilotage ne peut plus rester approximatif et oral parce l’entreprise a grossi, s’est complexifiée et les relations sont rendues plus difficiles ; ce n’est plus un voilier pilotable à vue mais déjà un paquebot plus stable mais plus lourd à manœuvrer. L’entrepreneur doit alors reprendre le rôle de concepteur qu’il avait lors de la préparation de sa création et le centrer sur une vision de l’entreprise.

Une entreprise est un processus de transformation « d’entrées » en « sorties », réalisé dans des frontières identifiables, par des  personnes  utilisant des moyens techniques. Ce processus n’est pas erratique ; il est orienté et régulé par un système d’objectifs, organisé et contrôlé par un système d’autorité et coordonné par un système d’information. La vision concerne l’ensemble de ces systèmes, l’ensemble des méthodes retenues pour l’organisation, la coordination, le pilotage et le contrôle du fonctionnement de l’entreprise et peut se subdiviser ainsi :

-la vision externe, qui concerne les raisons d’être et le « terrain de jeu » de l’entreprise : la mission (types de besoins à satisfaire) ; les buts principaux poursuivis (pérennité, croissance, profit, etc.) ; les marchés dont elle est acteur et la place qu’elle y vise.

-la vision interne qui concerne les moyens nécessaires à la réaliser la vision externe : moyens humains, techniques et informationnels; règles, normes, procédures et valeurs à respecter dans la réalisation des tâches, la coordination entre les tâches et les relations avec les autres acteurs internes ou externes ; la répartition des pouvoirs et des rôles ; le système de sanction et de rémunération, etc.  (Voir l’article « Partager sa vision avec ses collaborateurs »).

Cette vision doit être connue de tout le personnel et par les managers chefs de service en particulier et le directeur doit, en permanence, veiller au bon fonctionnement, éventuellement à la révision,  des systèmes décrits ci-dessus.

Cette vision est le fil conducteur de l’action de dirigeant mais ne peut se réaliser vraiment que si les managers et autres collaborateurs la partagent à un degré suffisant ; le pouvoir légal peut obtenir la coopération minimale obligatoire mais la mobilisation totale des capacités des collaborateurs ne peut s’obtenir que par un degré suffisant d’adhésion. (Voir article « Le management »)

Tout dirigeant doit, en effet, tenir compte désormais des contraintes suivantes concernant les salariés, l’environnement, la décision directoriale et le besoin de synergie :

-Les salariés peuvent avoir des valeurs, des motivations, des intérêts différents de ceux de la direction et, par suite, avoir des comportements différents de ceux attendus d’eux. L’entreprise est un système social où chaque acteur a un pouvoir, peut exercer son influence et négocie son degré de collaboration en utilisant sa capacité d’inertie. Le contrôle peut limiter les « écarts » majeurs mais l’engagement des salariés ne se décrète pas ; il exige un degré suffisant de participation à la définition du problème et d’adhésion à la décision prise.

-L’environnement présente des opportunités mais aussi des menaces plus fortes ; la concurrence s’est mondialisée, la liberté de choix des prospects s’est élargie, le rythme des innovations s’est accéléré et les valeurs sociétales tendent à imposer le respect des personnes et des ressources. Dès lors, le pilotage devient à la fois plus difficile et déterminant.

-La complexité des problèmes à résoudre et les incertitudes tenant à l’environnement exigent que des   compétences multiples soient réunies ; la décision doit être collective dans sa préparation et décentralisée dans sa mise en œuvre.

– L’entreprise réunit plusieurs éléments différents (personnes et équipements) fonctionnant en interaction. Dès lors, ce sont les liaisons, les interactions qui sont les déterminants les plus importants de la réussite ; la qualité de chaque élément compte mais c’est la synergie de l’ensemble qui compte le plus. Ici aussi, le contrôle peut écarter les fausses notes mais si les musiciens ne jouent pas ensemble et si le chef d’orchestre est contesté, il y a peu de chance d’obtenir la synergie recherchée.

La fonction de dirigeant ne peut être seulement fondée sur le droit et la menace mais doit combiner les 3 sous-fonctions suivantes de tout leader : « prophète, instituteur et gendarme »

 

On peut ainsi résumer la courbe de vie de l’entrepreneur

-concepteur d’un projet de création d’entreprise, il devient l’entrepreneur qui « fait tout » lors de la réalisation du projet et des premières années de fonctionnement.

-à mesure que son entreprise rencontre le succès et grossit, il devient manager d’un petit groupe de personne puis dirigeant d’une entreprise moyenne, etc.

Il est clair que la croissance de l’entreprise change ses préoccupations principales, le centrage de son rôle et les compétences qui lui sont nécessaires.

Ce modèle sommaire permet à l’entrepreneur de se préparer à changer de rôle s’il veut réussir ; mais il montre aussi que ce changement est une condition de la croissance de l’entreprise.

On comprend mieux pourquoi certains dirigeants ne souhaitent plus faire grossir leur entreprise ou pourquoi certains créateurs d’entreprises ne souhaitent pas devenir dirigeant.

 

Aucune reproduction, ne peut être faite de cet article sans l’autorisation expresse de l’auteur ».  A. Uzan. 10/09/2015