Deux approches de la stratégie. L’approche « Océan bleu »
Après avoir présenté, dans un article précédent, l’approche de la stratégie la plus connue, celle des « Cinq forces » de M. Porter (Harvard), examinons l’approche la plus nouvelle, celle proposée par W.C.Kim et R.Mauborgne (Insead), « La stratégie océan bleu », avant de comparer les deux approches.
- Deux histoires significatives.
Les deux exemples suivants illustrent l’essentiel de l’approche « Océan bleu ».
1.1. L’expérience de l’industriel automobile
Ford au 19ème siècle aux USA.
A cette période, une petite industrie automobile fabriquait des voitures très chères et très coûteuses en maintenance pour les personnes les plus riches. La carriole à cheval était, alors, le moyen de transport le plus important et avait sur la voiture à moteur les avantages de mieux surmonter les obstacles naturels (bosses, boue, neige) et d’être plus facile et moins coûteuse à maintenir.
Au lieu de rentrer dans le marché existant des voitures pour riches et pour le week-end, Ford décida de créer la voiture « pour la grande multitude et avec les meilleurs matériels », la
voiture pour tous et de tous les jours, destinée en fait à remplacer la carriole en transposant ses avantages de qualité et de prix.
1.2. L’expérience de l’entreprise canadienne «
Le Cirque du Soleil »
.
La profession nord-américaine du cirque était déprimée et en déclin sous les effets du développement d’autres formes de spectacles, du goût des enfants pour la TV et les consoles de jeux, de la défense des animaux de cirque, de la concurrence représentée par deux très gros leaders.
Comme Ford, les créateurs du cirque n’ont pas cherché à faire comme mais mieux que la concurrence en cours ; ils disent « Nous avons cherché à
réinventer le cirque, à attirer un nouveau groupe de clients, qui n’étaient pas des clients habituels du cirque mais qui allaient au théâtre, à l’opéra ou ballet et qui sont prêts à payer plus que le prix d’un billet de cirque pour un spectacle inédit ».
Ils ont
recomposé l’offre traditionnelle du cirque en :
-écartant plusieurs éléments considérés à tort comme essentiels et très coûteux, comme les animaux, les vedettes de cirques, les pistes multiples ;
-réaménageant les éléments « cœur de l’offre » ; des clowns plus « sophistiqués », un chapiteau plus confortable et acoustique et des acrobates plus artistiques.
-ajoutant des éléments issus du monde du théâtre : spectacle avec thème, histoire, musique et dance.
Dans l’une comme l’autre expérience, il y a eu création d’un marché nouveau et le succès a été considérable et durable.
Au lieu de se lancer dans la bataille de la part du marché existant où la concurrence fait de plus en plus de « morts » qui « rougissent » l’océan (
Océan rouge) , les deux créateurs ci-dessus ont trouvé une place dans «
l’Océan bleu », l’espace des industries nouvelles et de la création de la demande, espace où on est seul.
- L’accès à « l’Océan bleu »
Accéder à cet espace est rendu, aujourd’hui, de plus en plus nécessaire par l’intensification et la mondialisation de la concurrence mais, contrairement à une croyance courante, les études montrent que cet accès n’est réservé ni aux seuls innovateurs technologiques ni aux entreprises les plus grandes.
On peut, en effet, y accéder par deux voies :
-la création d’une
industrie nouvelle, comme Ford, Ibm, Microsoft, Apple, eBay etc.
-la
modification des frontières d’une industrie existante, comme l’ont fait plusieurs entreprises en modifiant leur cœur de métier et en recomposant leur offre.
Par contre on ne peut y accéder qu’en
oubliant les modèles traditionnels centrés sur la concurrence et en
rejetant le déterminisme qu’ils admettent en considérant que les conditions de la concurrence s’imposent aux managers.
La stratégie « océan bleu » est affaire de créativité, de choix et de mise en œuvre, relevant de la
direction d’une entreprise et de ses collaborateurs.
- La stratégie « Océan bleu »
Les 2 tableaux ci-dessous présentent les caractéristiques principales de la stratégie :
La stratégie « Océan bleu » vise à :
-créer un
marché nouveau et sans concurrent au lieu d’entrer en concurrence dans un marché existant ;
-créer et conquérir une
demande nouvelle au lieu de se battre pour une part de la demande existante ;
–
oublier le « dilemme valeur-coût », la règle admise par les stratégies traditionnelles selon laquelle on ne peut créer plus de valeur pour le client qu’en accroissant ses propres coûts et qu’on doit, donc, choisir entre différentiation (plus de valeur) et bas-coûts.
Comme on l’a bien vu dans les histoires ci-dessus et dans de nombreux autres cas, il est possible de rechercher simultanément la différentiation et le bas coût par une
recomposition pertinente de l’offre, en cherchant à :
-réduire ou éliminer les attributs de l’offre les moins déterminants pour le client;
-trouver et ajouter des attributs qui ne sont offerts par personne.
C’est cette double approche de l’accroissement de la valeur de l’offre pour le client et de la réduction des coûts pour le producteur qui fait la pertinence de la stratégie « Océan bleu » et la durée de ses effets.
Difficile à réussir, cette stratégie est rapidement performante et offre une longue protection contre les imitateurs car l’attraction produite sur les clients et les réductions de coûts obtenus constituent de durables barrières économiques et cognitives.
- Les deux approches sont complémentaires.
L’examen attentif de l’approche de M. Porter («
Les cinq forces ») avait conduit à conclure qu’elle avait une grande force et une faiblesse :
-la
force d’éclairer très finement la « bataille » pour le partage de la valeur et du profit générés par un marché en signalant l’action de tous les acteurs concernés et pas seulement celle des concurrents en place.
– la
faiblesse est d’apporter peu d’éclairage sur les conditions à remplir pour créer un marché et y prendre une position dominante.
On pourrait dire l’inverse sur la stratégie « Océan bleu ».
-Sa
force est de mettre l’accent sur la recherche de l’innovation condition déterminante du succès durable, sur l’accessibilité de l’innovation à tout dirigeant et sur les méthodes permettant d’y parvenir. Ceci est particulièrement vrai de l’innovation produite par la recomposition de l’offre dominante.
-Sa
faiblesse est d’apporter peu d’éclairage sur la vraie innovation, l’innovation radicale, celle qui conduit vraiment à « l’Océan bleu ».
(voir =
http://benoitsarazin.com/francais/2013/10/methode-blue-ocean-suffit-pas.html
Et mon article « Gestion de projet et innovation »)
Le problème principal est alors la source d’inspiration des idées radicalement nouvelles.
Dans le cas du créateur du « Cirque du Soleil », l’intuition est venue de son expérience de comédien des rues. Dans d’autres cas, la source peut être la recherche scientifique.
Dans les cas d’une entreprise qui doit aujourd’hui concevoir et mettre sur le marché un flux régulier de nouveaux produits, il devient impossible de désigner un produit comme objectif final. L’étape clé est la détermination de « l’idée de bon projet », à tester, refaire, améliorer, etc., ce qui implique une collaboration continue de la recherche, du marketing et de la production.
Différentes et ayant chacune ses forces et ces faiblesses, ces deux approches sont aussi
complémentaires.
Tout innovateur finit toujours par être confronté aux « Cinq forces » de M. Porter, même si sa protection est plus durable.
Et tout concurrent dans un marché existant vise à accroître ses profits pour financer les recherches nécessaires à sa production de produits nouveaux.
Aucune reproduction ne peut être faite de cet article sans l’autorisation expresse de l’auteur ». A.Uzan.31/05/2014
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