Sources : « Concevoir pour innover : introduction à la Théorie C-K » par Mines ParisTech sur Fun.Mooc
https://outilspourdiriger.fr/la-fabrique-de-linnovation
Pour l’entreprise d’aujourd’hui,
l’innovation n’est plus seulement la condition de la croissance ; elle tend à devenir la condition de la
survie.
Il ne s’agit plus de réussir une innovation mais d’être capable de générer un
flux régulier et continu d’innovations. Il ne s’agit plus seulement de repérer un besoin et de trouver les moyens techniques et humains de concevoir, réaliser et commercialiser un produit nouveau à des conditions de rentabilité satisfaisantes ; il s‘agit de plus en plus de concevoir et de réaliser en continu des produits «
désirables plus ou moins inconnus » avec des techniques «
plus ou moins inconnues ».
Ces nouvelles conditions de la fabrique de l’innovation exigent nécessairement d’ajouter à la méthode dominante actuelle de conception, appelée «
conception systématique », une méthode de «
conception innovante » adaptée au degré d’inconnu à affronter.
Telles sont les
idées majeures présentées de façon succincte mais éclairante dans le mooc de Fun cité en source par A. Hatchuel et S. Hooge de Mines ParisTech, idées développées dans de très nombreux et importants travaux.
Ecartons d’abord quelques
idées reçues et confusions en matière d’innovation. Présentons ensuite les principes de la méthode de «
conception systématique » et ceux de la méthode de « conception innovante », la
méthode C-K de Mines ParisTech. Nous tenterons, enfin, de rapprocher les résultats de cet article-ci de ceux d’un article de même titre écrit en 2015 (« La fabrique de l’innovation Processus technique ou processus social ? »).
- Idées reçues et confusions en matière d’innovation.
Contrairement à ce qui est souvent affirmé, l’innovation n’est pas affaire de budget et encore moins affaire d’un innovateur; ce n’est pas un processus linéaire ni affaire de décision dans l’incertain mais affaire de
raisonnement de conception faisant face à divers degré d’inconnu.
1.1. Innovation et investissement en R&D.
Aucune corrélation significative n’a pu être établie entre effort de R&D et croissance des entreprises alors que les entreprises jugées les plus innovantes (comme Apple) consacrent à leur R&D des parts de leur CA inférieures à la moyenne de leur secteur. Par contre, le nombre et l’activité des personnes chargées de la conception du « nouveau » est en augmentation régulière.
1.2. Innovation et innovateurs
L’innovation réussie n’est plus la réalisation d’un homme seul, l’entrepreneur « schumpétérien » capable de transformer une intuition en un marché, mais le résultat d’une
activité collective organisée dans l’entreprise et, de plus en plus, d’une activité
collaborative avec d’autres entreprises et organismes divers.
1.3. Innovation et organisation de la conception de l’innovation
Le processus d’innovation n’est plus, s’il l’a jamais été, le processus linéaire allant successivement de la recherche à la fabrication puis à la commercialisation. L’organisation observée de la conception des entreprises les plus innovantes est bien plus complexe comportant plus d’interactions, de concertations et d’itérations mais aussi d’exploration rigoureuse des idées et des techniques.
Les
concepts innovants ne sont pas le fruit du hasard mais le résultat de
processus rigoureux et exigeants ; il ne s’agit pas de décider mais de concevoir dans l’incertain.
1.4. Innovation et raisonnement dans l’incertain.
C’est le raisonnement créatif dans l’incertain qui est la clé de la fabrique l’innovation et qui ne doit pas être confondu avec le raisonnement de décision dans l’incertain.
-Le raisonnement de
décision dans l’incertain consiste à choisir entre plusieurs actions connues mais dont les effets dépendent d’incertitudes diverses ; les connaissances jouent alors le rôle de
sélecteurs orientant le choix de la solution préférable. Si l’on doit par exemple choisir entre plusieurs machines pour un objectif précisé, l’expérience d’autres utilisateurs de ces machines peuvent grandement aider à choisir.
-Le raisonnement de
conception commence lorsque les actions connues sont toutes insatisfaisantes et que l’on cherche une solution nouvelle désirable mais pas connue, un «
inconnu désirable » ; le raisonnement de décision fait veiller à que la solution nouvelle soit meilleure que les solutions connues mais ne guide pas le raisonnement de conception ; les connaissances jouent alors le rôle de
générateurs de nouvelles solutions. Si, par exemple, on considère comme un inconnu désirable la création d’une voiture ou d’un bateau qui vole à la demande, il est alors clair que l’objet n’est pas connu et que ce sont les connaissances techniques, éventuellement, les connaissances réglementaires, qui sont génératrices d’innovation.
1.5. Innovation et évolution du degré d’inconnu
La conception d’ « inconnus désirables » s’est d’abord réalisée et continue de se réaliser par
combinaison d’objets différents pour obtenir simultanément les avantages principaux de chacun ; c’est ainsi par exemple que fabricants de motos et fabricants d’automobiles continuent de s’inspirer mutuellement.
Elle s’est aussi faite et continue de se faire par
combinaison de techniques connues ; par exemple, techniques mécaniques, électriques et électroniques pour « mécaniser » plusieurs objets ménagers.
On voit clairement ici que la tâche de conception ne fait face qu’à un
faible degré d’inconnu du « bien désirable » comme des techniques utiles.
La méthode de conception actuellement la plus utilisée est nettement plus systématique à l’instar de ses sources d’inspiration allemandes et japonaises ; elle limite, elle aussi, le degré d’inconnu mais d’une autre manière.
Elle définit les
fonctions nouvelles que le produit à concevoir doit remplir pour être bien accueilli et recherche les
techniques utilisables pour réaliser ces fonctions dans des conditions de rentabilité satisfaisantes. Cette méthode de conception, dite conception systématique, a été l’outil du développement industriel moderne et reste l’outil le plus adapté lorsque les besoins, les acteurs, et les environnements sont connus. Elle
limite l’inconnu en fixant la définition du produit à concevoir.
On sait maintenant que les conditions actuelles de la concurrence ne permettent plus de se contenter de cette méthode. Se mettre en état de générer un flux systématique et continu d’innovations conduit nécessairement à faire face à nettement plus d’inconnues, en matière de « bien souhaitable » comme de techniques utilisables.
Notons que les 3 méthodes peuvent servir successivement ; et, par exemple, une fois de degré d’inconnu réduit grâce à la conception innovante, recourir à la conception systématique.
Présentons les deux principales méthodes de conception
- Principes de la conception systématique (réglée).
Les schémas suivants illustrent les principes de la méthode maintenant bien connue.
Comme modélisée par un chercheur américain, N. Suh, une matrice croise les fonctions que « l’inconnu désirable » doit remplir et les techniques susceptibles de contribuer à la réalisation de l’une ou plusieurs de ces fonctions.
2.1. La
fonction d’un objet à concevoir n’est
pas seulement son utilité pour le client mais aussi les conditions nécessaires à sa production, à son stockage et à la production de tous autres effets sur le client, l’entreprise et les autres acteurs concernés. Chacune de ces conditions décrit une fonction à atteindre pour le concepteur.
La fonction est donc la
promesse que le concepteur s’engage à tenir vis-à-vis des acteurs concernés ainsi que des environnements matériels, temporels ou naturels qui interagiront avec cet objet.
Cette fonction comporte trois composantes :
-Le contenu de la promesse sans fixer les moyens d’y parvenir.
-Les acteurs, les environnements, ou les événements qui sont concernés.
-Les modalités de validation de la promesse : tests, mesures, ou jugements.
Cette description est faite dans un langage indépendant des solutions techniques ; elle vise un objectif d’
originalité par rapport à l’existant mais aussi un objectif de
rentabilité et se traduit par une programmation précise et contrôlable des délais de réalisation.
Cette analyse fonctionnelle qui mobilise les services de marketing, de développement de produit et de commercialisation doit être soigneusement vérifiée ; vérification de la formulation des fonctions ; vérification de la complétude de l’analyse fonctionnelle ; vérification de la répartition du travail entre concepteurs.
2.2. L’identification de
solutions techniques impose d’explorer des domaines techniques très variées puis de vérifier la validité des couples fonctions/solutions techniques auxquels on aboutit avant de procéder aux études techniques détaillées.
Deux grands
critères de validité sont utilisés :
-le critère
d’indépendance entre les fonctions, qui
veut que si un composant technique tombe en panne, cela n’affecte pas la totalité des fonctions du système.
-le critère de la
minimisation des efforts demandés à l’
utilisateur pour obtenir la fonction désirée ;
Ces deux axiomes sont complémentaires.
On reconnaît là la méthode classique de conception des produits nouveaux mise en œuvre par les entreprises. Cette méthode postule qu’il est possible de définir les fonctions du produit à concevoir sans référence aux solutions techniques puis de trouver ces solutions dans le champ du connu.
C’est là la
limite principale de la méthode. Il peut être impossible de définir a priori toutes les fonctions souhaitables et de trouver toutes les ressources techniques nécessaires à des conditions économiques acceptables. Des
itérations entre fonctions et techniques sont alors nécessaires ainsi que des arbitrages, ce qui nous rapproche de la « conception innovante ».
- Principes de la conception innovante C-K.
En régime d’innovation intensive, le
degré d’inconnu s’accroît fortement concernant les fonctions de « l’inconnu désirable », les acteurs concernés et les techniques nécessaires.
Le concepteur est contraint de raisonner en termes de classe de besoin et de catégorie d’acteurs et de recourir à des techniques nouvelles ; il est contraint d’explorer
itérativement deux espaces nouveaux et inconnus : celui des
concepts C où s’élabore la définition progressive de l’objet « inconnu désirable » et celui des
connaissances K (« knowledge »), en particulier des techniques nouvelles, où se puise les moyens de le réaliser ; d’où le nom de «
C-K » donné à la méthode par les équipes de Mines ParisTech.
La coévolution itérative des espaces C et K se réalise grâce à
quatre opérateurs ; deux sont internes à chaque espace et deux autres operateurs relient les deux espaces, le tout faisant progresser le raisonnement de conception
Les graphiques ci-dessous schématise le modèle et décrivent les opérateurs en prenant pour exemple l’innovation du système de vélos en libre service.
On est parti d’une idée floue de vélos partagés (espace des concepts)
L’espace des connaissances K indique les contraintes à surmonter et oblige le concepteur à préciser les attributs des vélos ; K est la source de
raffinement des concepts ou de la
création des concepts nouveaux.
Dans l’espace des concepts, le concepteur organise et
hiérarchise les concepts (ici les attributs du vélo) et soumet à l’étude (espace K) soit la nécessité des attributs retenus soit les méthodes de réaliation ou de mise en œuvre etc. (conjonctions ou nouvelles connaissances nécessaires).
Progressivement l’espace des concepts se développe en arborescence à mesure que se précisent les propriétés de « l’inconnu désirable » ; certaines propriétés étant réalisables ou atteignables à terme court avec les connaissances actuelles, d’autres étant des concepts tout à fait nouveaux provisoirement hors de portée ou de simples chimères.
L’espace des connaissances, lui, se développe en archipel, séparant les connaissances validées, celles qui sont en cours d’apprentissage et celles qui manquent.
On notera que la valeur produite par ce travail ne se réduit pas aux seuls succès (produits nouveaux commercialisés) ; les concepts qui n’ont pu aboutir et les connaissances nouvelles acquises peuvent aussi servir à d’autres projets et éventuellement être vendus.
On a compris que la fabrique de l’innovation d’aujourd’hui ressemble au «
lancement d’une fusée vers une planète mobile à partir d’une plate-forme mobile » comme le disent les chercheurs du Centre de Sociologie de l’Innovation (CSI) de Mines ParisTech. (Source = Akrich, Callon, Latour, « A quoi tient le succès des innovations » ? Centre de Sociologie de l’Innovation (CSI). Mines ParisTech –
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00081741/document)
- La fabrique de l’innovation : processus technique ou processus social ? (https://outilspourdiriger.fr/la-fabrique-de-linnovation ).
Sur la fabrique de l’innovation, la différence de perception est frappante entre les ingénieurs de Mines ParisTech créateur de la méthode C-K et les chercheurs du CSI de Mines ParisTech. Mais c’est, sans doute, la complémentarité des deux perceptions qu’il faut retenir.
On a vu que les ingénieurs soulignent la simplicité et la clarté de la méthode à mettre en œuvre ; insistent beaucoup sur la rigueur du raisonnement de conception et montrent la fécondité des itérations entre concepts et connaissances. La méthode est clairement une
bonne ligne directrice pour tout concepteur.
Les chercheurs du CSI disent que ce qui s’observe réellement présente les caractéristiques suivantes :
– un « modèle tourbillonnaire » plutôt qu’un modèle rationnel, où plusieurs solutions s’affrontent et où l’incertitude et l’imprévisibilité règnent ;
– des critères insuffisants concernant la définition de la désirabilité prévisionnelle de l’innovation, les choix techniques, la faisabilité et la rentabilité prévisionnelle ;
– peu de certitudes sur les méthodes de management, hormis la nécessité de groupe de compétences diverses et l’importance du rôle du chef de projet.
La conclusion des chercheurs du CSI est que la fabrique de l’innovation est un
processus social et non technique et qu’il importe prioritairement de :
– choisir et mobiliser une équipe de collaborateurs-concepteurs ;
– bien définir l’objectif commercial général, le besoin à satisfaire et non le produit à concevoir ;
– intéresser et mobiliser des alliés à l’intérieur (direction, services techniques, services commerciaux, etc.) comme à l’extérieur de l’entreprise (fournisseurs et surtout futurs clients) succès-références.
Il est sûr que la fabrique de l’innovation est bien d’abord un
processus social ; les relations qu’un candidat à l’innovation doit établir avec les destinataires-bénéficiaires de sa future offre nouvelle : pour définir ce qu’il est opportun de concevoir et pour faire accepter le résultat de cette conception.
Mais il est tout aussi sûr que ce processus ne doit pas se conduire au hasard des imaginations : une
bonne méthode de mise en œuvre est indispensable.
Aucune reproduction, ne peut être faite de cet article sans l’autorisation expresse de l’auteur ». A. Uzan. 29/06/2017
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