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André Uzan

Ancien universitaire

Créateur d’entreprise

La fabrique de l’innovation La fabrique de l’innovation

La fabrique de l’innovation : processus technique ou processus social ?

 

(Source = Akrich, Callon, Latour, « A quoi tient le succès des innovations » ? Centre de Sociologie de l’Innovation (CSI). Mines ParisTech  –   https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00081741/document)

 

L’apport principal du travail de ces chercheurs du CSI tient en l’opposition des deux ensembles suivants d’idées sur la fabrique de l’innovation.

Les concepts rejetés.

-La recherche des facteurs des succès ou des échecs constatés n’explique ni n’enseigne rien sur la fabrique de l’innovation.

-L’innovation réussie n’est plus, si elle l’a jamais été, la réalisation d’un homme seul, l’entrepreneur « schumpétérien », capable de transformer une intuition en un marché.

-Le processus d’innovation n’est plus, s’il l’a jamais été, le processus linéaire allant successivement de la recherche à la fabrication puis à la commercialisation.

-La maxime de l’exposition universelle de 1933 « La science découvre, l’industrie applique et l’homme (le « client ») suit » ne s’applique plus, si elle s’est jamais appliquée ; elle implique qu’il appartient au client de s’adapter au produit ou service conçu.

Les concepts retenus.

-Pour comprendre et apprendre, il faut étudier le processus d’innovation au cours de son déroulement ou recourir aux documents qui le décrivent « à chaud ».

-Les qualités de l’entrepreneur restent nécessaires à tout directeur de processus d’innovation mais le succès ou l’échec est désormais le résultat d’une activité collective organisée dans l’entreprise et, de plus en plus, d’une activité collaborative avec d’autres entreprises et organismes divers.

-Lancer un processus d’innovation revient à lancer une fusée vers une planète mobile à partir d’une plate-forme mobile, ce qui exige en permanence des observations et des mesures, des échanges entre  observateurs et des arbitrages entre observations incompatibles. On comprend pourquoi les maîtres mots d’aujourd’hui sont ceux d’interactions, de décloisonnement, de circulation de l’information, de concertation, de négociation, d’adaptation, de souplesse, de  rejet des modèles linéaires, rigides, et des définitions trop précises des objectifs, des tâches et des rôles.

-Le « client » est, et a toujours été, le point de départ du processus d’innovation, même si son besoin est latent, voire inimaginable par lui ; et on sait qu’il n’adopte jamais un produit ou un service pour ses seules caractéristiques techniques, ce qui est déterminant pour conquérir les « adopteurs précoces » de l’innovation comme pour assurer la diffuser de cette innovation.

Après études des documents disponibles relatant les expériences de fabrique de l’innovation au jour le jour, les auteurs aboutissent aux trois conclusions principales suivantes :

  1. Il est illusoire de compter sur les critères de rationalité pour réussir, d’espérer trouver un algorithme permettant d’assurer a priori le succès. L’incertitude et l’imprévisibilité qui règnent ne sont pas maîtrisables ; on peut seulement se donner une meilleure chance de réussir.
  2. Innover c’est choisir et mobiliser une équipe de collaborateurs-concepteurs.
  3. Innover c’est intéresser et mobiliser des alliés.

Le succès ne tient pas aux qualités techniques de l’offre nouvelle mais principalement à la capacité des managers de trouver les premiers alliés puis d’obtenir l’adhésion d’alliés de plus en plus nombreux.

La réussite de l’innovation est donc, principalement le résultat d’un processus social et non celui d’une virtuosité technique.

Examinons leur argumentation avant de tenter un jugement.

 

  1. Des décisions dans l’incertitude et quasiment sans critère.

Ce qui s’observe relève plus d’un « modèle tourbillonnaire » que d’un modèle  rationnel et pas du tout d’un modèle linéaire.

Les décisions à prendre sont très nombreuses, très diverses (technologie, embauches, conseils, fournisseurs, financeurs, etc.), itératives et très difficiles à hiérarchiser, à partager entre cruciales ou pas (on sait que « le diable se cache dans les détails »). Dans la plupart des cas plusieurs solutions s’affrontent et la discussion peut tendre à la convergence et à l’avancée rapide du projet ou faire plus ou moins retourner à la case de départ. On ne sait pas très bien quand une décision crée une irréversibilité, quand la prudence est insuffisante ou excessive, quand la réflexion doit laisser place à la décision.

L’incertitude et l’imprévisibilité règnent car aucun critère ni aucune procédure ne sont indiscutables.

1.1. Des critères insuffisants.

Concernant la désirabilité prévisionnelle de l’innovation, il est incontournable de connaitre et de  comprendre le problème du prospect auquel on s’attaque mais les réponses ne peuvent être que limitées, voire biaisées. Quel est le bon interlocuteur dans une entreprise ou dans un ménage ? Quelle est la validité des explications des difficultés ressenties ? Que veulent vraiment les prospects et que sont-ils prêts à accepter comme efforts, pour eux et leur entreprise, pour obtenir ce qu’ils veulent ?

En fait, la difficulté est incontournable car, par définition, une innovation a pour objectif de changer le comportement du prospect !

Concernant la faisabilité prévisionnelle, une même incertitude affecte les choix techniques. Il est rare que les options ne soient pas multiples, que les experts ne soient pas divisés, qu’on perçoive exactement quel impact peut avoir sur le prospect tel ou tel choix, etc. le tout mettant le décideur dans l’obligation de choisir par intuition, confiance en un homme, hypothèse admise, etc.

Concernant la rentabilité prévisionnelle, il serait illusoire de vouloir la calculer avec précision compte tenu de l’incertitude relative au futur. Et on observe souvent chez le client « adopteur » le paradoxe suivant : il « adopte » pour réaliser des réductions de coûts et finit souvent, sans considération de coûts, par adapter son organisation pour tirer parti de l’innovation.

1.2. Des procédures sommaires.

On sait seulement que le modèle linéaire classique est rarement adapté ; que le management par groupe de projet réunissant les diverse services et compétences concernés est préférable ; que l’approche du Design Thinking  et de l’effectuation donnent une meilleure chance de réussir.

On pense aussi généralement qu’un « commando » sera, sans doute, plus efficace qu’un groupe institutionnalisé pour avancer vite et bien.

On doit surtout penser que le succès dépend principalement du directeur de projet et du climat qu’il fait régner dans son équipe.

 

  1. Innover c’est choisir et mobiliser une équipe de collaborateurs-concepteurs.

Le destin de l’innovation, son contenu mais aussi ses chances de succès, résident dans le choix des acteurs, internes et externes, qui vont construire le projet ; et, comme les autres décisions, ce choix est un pari mais qu’on peut réviser de temps à autre.

La première étape est de définir l’objectif commercial général, objectif stratégique  que le groupe d’acteurs aura à préciser et à traduire en programme de recherche: c’est la définition de l’innovation à réaliser qui est d’abord cruciale et non sa traduction en un produit ou service ; par exemple : c’est la conviction qu’il fallait remplacer le gaz par l’électricité comme source d’éclairage qui constitue l’innovation d’Edison et non la lampe électrique ; pareillement pour Apple, c’est la conviction qu’il fallait un microordinateur pas cher et facile d’emploi qui est l’innovation.

Cette définition de l’objectif et des moyens de l’atteindre va se transformer au gré des controverses entre acteurs et des tests techniques et commerciaux. La diversité des compétences, la liberté d’opinions et de recherche, les modes de résolutions des conflits et les  délais impartis sont les conditions nécessaires du succès même si elles ne sont pas suffisantes.

 

  1. Innover c’est intéresser et mobiliser des alliés.

Toute innovation est une ressource et une menace potentielles dans l’entreprise innovatrice comme dans son environnement. Dans l’un comme l’autre cas, les caractéristiques techniques de l’innovation vont répartir des groupes sociaux internes et externes (salariés, prospects, intermédiaires, fournisseurs, réparateurs, etc.) entre alliés, adversaires ou sceptiques.

Le succès du projet va dépendre des alliances et des intérêts que les choix techniques retenus vont permettre de mobiliser ; de l’activité de tous ceux qui seront décidés à le faire avancer ou échouer.

Le groupe de concepteurs doit d’abord obtenir l’adhésion de la direction de l’entreprise puis celles d’alliés intérieurs : les services techniques chargés de réaliser et d’adapter les prototypes, voire fabriquer la première série, les services commerciaux chargés de faire le lien avec les prospects, etc.

Les premiers alliés extérieurs sont les prospects pour qui les avantages de l’innovation présentent le plus de signification et de force.  On peut alors espérer que la direction de l’entreprise alliée ne se décourage pas devant les difficultés des premières expérimentations et mises en place et reste convaincue de l’intérêt à long terme de l’innovation; qu’elle incite ses collaborateurs à contribuer à la mise au point pratique de l’innovation et surtout à son insertion dans son organisation technique et sociale.

C’est en se prévalant de ces succès-références initiaux que l’entreprise va chercher à diffuser son innovation et , comme le montre le graphique ci-dessous, rencontrer ce qu’un auteur américain a appelé le « gouffre » (Chasm) à traverser pour obtenir l’adhésion des entreprises en place qui, généralement, n’achètent que des produits de référence sûre.

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Pour une entreprise innovatrice mais peu connue il est recommandé de rester un temps sur sa niche de départ pour accumuler des références mais cela ne lui épargnera pas la nécessité d’adapter son offre pour entrainer l’adhésion de nouveaux clients.

 

On pourra critiquer ou rejeter tel ou tel point de l’argumentation telle qu’elle est présentée ici et surtout dans le texte original, lequel tend à caricaturer les idées et algorithmes retenus par les économistes et les gestionnaires (voir la théorie de la propagation de l’innovation).

Il est par contre impossible de contester l’apport essentiel de ce travail qui consiste à souligner la priorité essentielle.

L’innovation n’est pas un processus technique, une affaire de  virtuosité technologique, comme tendent à le croire et le faire prévaloir certains milieux d’ingénieurs ;

C’est bien d’abord un processus social ; les relations qu’un candidat à l’innovation doit établir avec les destinataires-bénéficiaires de cette offre nouvelle pour définir ce qu’il est opportun de concevoir et pour faire accepter le résultat de cette conception.

 

Aucune reproduction, ne peut être faite de cet article sans l’autorisation expresse de l’auteur ».  A.Uzan. 9/05/2015