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Cet article est étroitement inspiré du livre « Democratizing Innovation » de E.Von Hippel, Professeur au MIT.

Dans ce premier temps, il en présente les idées principales et en résume le contenu,

Les dirigeants d’entreprise tendent à penser que l’innovation, la création de produits et services nouveaux est leur domaine réservé ; que cette création sera toujours faite par eux et que leur travail continuera à consister à identifier un besoin non ou mal satisfait et à le satisfaire, éventuellement en recourant à la collaboration de clients ou prospects.

Ce sera sans doute de moins en moins vrai  dans le futur sous l’effet des deux facteurs suivants :

-les entreprises resteront contraintes d’innover pour un segment de marché assez important et, donc, obligées, alors, de proposer une offre « moyenne » homogène à des prospects dont les besoins seront de plus en plus hétérogènes, ce qui peut laisser beaucoup d’utilisateurs plutôt insatisfaits.

-les utilisateurs, eux, personnes ou firmes, et en particulier ceux qui ont les compétences, tendent à auto-concevoir les produits et services nouveaux dont ils ont besoin;  ils peuvent, aujourd’hui, avoir accès à des outils quasi-professionnels pour cela ; ils peuvent surtout bénéficier de l’aide gratuite de réseaux sociaux pour tester, améliorer, et partager en général.

Cette tendance à la « concurrence » entre les partenaires habituels de l’innovation doit être bien comprise car elle va tendre à changer le partage des tâches et impose de trouver de nouvelles formes de coopération.

Après avoir présenté quelques exemples précurseurs, on tentera de caractérériser les utilisateurs-innovateurs, puis d’explorer les voies d’une nouvelle coopération entre utilisateurs-inovateurs et entreprises.

 

  1. Quelques exemples précurseurs

L’exemple le plus connu et le plus abouti concerne le logiciel libre ou « open source » mais la tendance s’observe aussi dans le domaine des produits physiques.

1.1. L’expérience du logiciel libre.

C’est la rareté des logiciels commerciaux au regard des besoins, aux débuts de l’informatique, qui a été le facteur de l’autoproduction de logiciels par des ingénieurs d’universités et d’entreprises ; et ces derniers trouvaient normal d’échanger librement et gratuitement entre eux leurs productions (codes) ainsi que les modifications éventuelles.

Ce comportement est devenu l’élément central de la culture de la communauté du logiciel libre.

Aujourd’hui, une personne ou un petit groupe peut initier un  projet de logiciel libre pour répondre à un  besoin non ou mal satisfait ; il produit une première version du code, version qui est rendue  librement accessibles via un site Internet ;  il peut aussi mettre en place les outils nécessaires pour  développer le logiciel et échanger avec les autres ; parfois le privilège de changer le code n’est accordé qu’à certains mais nul ne peut restreindre l’accès et l’utilisation.

Les progrès en connaissances et en technologie, l’accroissement du nombre d’adhérents à la communauté, la libre disposition sur internet d’outils de développement, ont fait de l’expérience initiale un phénomène culturel et économique majeur ; inspirateur d’autres communautés quant aux principes de fonctionnement; encore marginal par rapport aux grands logiciels du commerce mais en nette progression chez les entreprises utilisatrices et suscitant un certain ralliement des grandes entreprises informatiques, comme l’indiquent les trois informations suivantes :

-Le CIGREF, réseau des grandes entreprises françaises, précise : « Aujourd’hui, il n’y a plus de doute quant à la crédibilité des logiciels libres. Ils permettent aux entreprises de gagner en indépendance vis à vis des éditeurs et de maîtriser leurs infrastructures grâce à l’accès au code source des logiciels. »

-Microsoft France déclare : « Aujourd’hui nous ne combattons plus l’open source. Certains logiciels open source demeurent bien entendu des concurrents, mais nous ne combattons plus le modèle en tant que tel. »

-IBM met 500 brevets dans le domaine du logiciel libre, « afin d’encourager l’innovation technologique » déclare-t-il, mais aussi pour promouvoir sa fourniture  de services aux utilisateurs de logiciels libres.

(Voir, par exemple, les deux sites suivants de logiciels libres : http://framasoft.net/  et http://sourceforge.net/)

1.2. L’expérience du kitesurf

Sport d’eau, le kitesurf est un surf tractée par un cerf-volant (kite en anglais). Version nouvelle de la planche à voile, il a été inventé par plusieurs amateurs puis un site a été créé pour instaurer une communauté mondiale d’utilisateurs-innovateurs. L’auteur américain du site a commencé en publiant des modèles de kite qu’il avait conçus, ajouté des conseils et des outils utiles et sollicité des contributions.

Le mouvement s’est développé à l’instar du logiciel libre. Grace à Internet et à l’informatique, les modèles sont conçus par CAO, testés par divers outils d’ingénierie, améliorés et transmissibles aux machines de fabrication commandée par ordinateur des voileries partenaires, de qui réduit sensiblement le temps et le coût de fabrication mais aussi modifie la répartition des tâches entre utilisateurs et fabricants de voileries.

De nombreuses autres communautés d’utilisateurs-innovateurs ont fonctionné et continuent de le faire dans de nombreux autres domaines : pour la densification et la miniaturisation des circuits électroniques; pour l’adaptation d’appareils chirurgicaux ; pour l’amélioration des équipements sportifs ; dans les communautés de malades et parents de malades, etc.

 

  1. Les utilisateurs-innovateurs.

Il ne s’agit pas des clients et prospects qu’une entreprises appelle à participer plus ou moins activement à la construction de son innovation.

Ce sont des personnes qui conçoivent des produits ou services nouveaux et vont souvent jusqu’à les créer ou les faire créer pour leur usage personnel. Ils ont, par la suite, le choix entre « privatiser » leur innovation, en créant une startup par exemple, ou la rendre « publique » en l’offrant à qui la veut.

Ce sont aussi des salariés d’entreprise qui créent ou font créer les outils nécessaires à leur travail ou adaptent les outils achetés. 

2.1. Leurs caractéristiques

Les utilisateurs qui contribuent le plus à ces innovations et ces communautés présentent les deux caractéristiques particulières suivantes :

-ils décèlent très tôt chez eux un besoin non satisfait, besoin qu’ils repèrent aussi chez beaucoup d’autres ;

-ils ont la volonté, la motivation, les compétences et les ressources nécessaires pour concevoir le moyen de satisfaire le besoin repéré.

E.Von Hippel les appelle des « lead-users », utilisateurs créateurs d’une solution d’avant-garde, puis pilote du développement de cette solution au bénéfice des autres ; bénévolement ou par la création d’une startup ou par le recours à un fabricant. On observe ainsi que plus l’utilisateur-innovateur est “lead user.” plus est élevée l’attractivité commerciale de son innovation.

2.2. Leurs besoins d’innover.

Toute innovation conçue par une entreprise vise un segment de marché, un ensemble de prospects, homogènes en principe sur certains points et d’abord sur le type de problème qu’ils ont à résoudre, mais certainement hétérogènes à plusieurs autres égards.

Les prospects sont souvent contraints d’adopter l’offre proposée par les entreprises, faute de mieux ou de temps ou d’argent, mais peuvent aussi décider de réduire leur insatisfaction, s’il jugent cela nécessaire et réalisable, en adaptant l’offre à leur besoins ou en créant un outil à leur exacte convenance.

On retrouve la vielle distinction entre confection industrielle et auto-confection. Les industriels peuvent réduire l’insatisfaction des clients par des variantes ou des modules complémentaires mais ne pourront jamais avoir une meilleure connaissance du besoin que l’utilisateur-innovateur lui-même ni ne pourront faire vraiment du sur-mesure. Par contre, les utilisateurs-innovateurs pourront rarement avoir la technicité et les moyens des industriels malgré l’aide de plus en plus grande que peuvent offrir les communautés d’innovateurs.

Les deux types d’action sont spécifiques et nécessaires et doivent trouver les voies de la coopération.

2.3. Leur besoin de révéler leurs innovations.

L’efficience sociale des innovations dépend de leur diffusion dans la société.

Les fabricants-innovateurs ne réalisent cette diffusion qu’auprès de leurs clients, interdisant toute imitation de leur produit et limitant fortement la liberté des clients de le modifier.

C’est la protection qui encourage l’innovation de ces fabricants ainsi que l’espoir de résultats financiers.

Les utilisateurs-innovateurs, eux, entreprises ou personne (du moins celles qui ne créent pas de startup), font une large diffusion de leur innovation, en la révélant librement et en y donnant accès sans condition. En plus des raisons altruistes inspirées de l’expérience du logiciel libre , ils considèrent qu’on ne peut cacher longtemps une innovation en raison de la diffusion des connaissances ; qu’ils ne perdent pas grand-chose en la révélant mais que, par contre, ils peuvent espérer quelques retombées positives de la diffusion : que d’autres utilisateurs-innovateurs améliorent l’innovation à l’avantage de tous ; que leur réputation ou leur image de marque se valorise ; qu’ils bénéficient d’effets de réseau positifs dus à accroissement de la diffusion ; que soit pour eux facilitée la vente d’une version ultérieure de l’innovation , etc.

 

  1. La coopération entre utilisateurs-innovateurs et industries.

Malgré les progrès faits en matière de participation des clients et prospects à l’élaboration de l’innovation, beaucoup d’entreprises tendent encore à ignorer les innovations et prototypes réalisés par les utilisateurs-innovateurs ou à les découvrir au hasard d’une demande de devis ou d’une visite de vendeur. Elles peuvent considérer les communautés d’utilisateurs-innovateurs comme une menace ou comme une ressource mais aucunement comme un phénomène négligeable.

La capacité d’innover des utilisateurs et de leurs communautés va tendre  à s’accroître et s’améliorer rapidement en raison de la qualité des logiciels et matériels informatiques disponibles, de la facilité d’accès à des outils quasi-professionnels, de la disponibilité de composants pour l’innovation et de l’accès aux bases de connaissance et de capacités que représentent les communautés d’utilisateurs-innovateurs.

Ces facilités vont stimuler les utilisateurs innovateurs, réduire fortement les coûts de conception, de prototypage, de test, etc. et ouvrir de larges possibilités de se passer des fabricants.

C’est et ce sera particulièrement vrai dans le domaine des produits de l’information (logiciels, etc.). Dans le domaine des produits physiques, c’est déjà vrai lors de la phase de conception, de prototypage (3D), de test, mais les phases suivantes (développement, production, commercialisation, etc.) continueront sans doute de nécessiter le recours aux capacités techniques et organisationnelles du fabricant.

A l’instar de l’expérience du développement du « kitesurf », on peut imaginer comment peut se dessiner une nouvelle répartition des tâches. Le travail de conception et d’essai réalisé par la communauté d’utilisateurs- innovateurs va tendre à devenir supérieur en qualité et en quantité à celui des fabricants et ces derniers vont tendre à se concentrer de plus en plus sur la production et la commercialisation de ce qui a été conçu, élaboré et testé par ces communautés.

Plus précisément, les fabricants pourraient tendre à adopter un ou plusieurs des rôles suivants

produire et vendre les innovations réalisées par les utilisateurs-innovateurs ;

-vendre des boites à outils de design ou des « plates-formes de produit » pour faciliter les travaux des  innovateurs-utilisateurs.

-vendre des produits ou des services complémentaires aux innovations développés par l’utilisateur.

 

Une telle nouvelle répartition des tâches qui peut être bénéfique pour tous car elle mobiliserait les forces de chacun des « modèles » d’innovation présenté :

-Le modèle de l’innovation par l’entreprise a fait, jusqu’ici, la preuve de son efficacité grâce à son système de motivation (le profit) et à son système de protection du risque d’imitation (le brevet) ; la comparaison avec le modèle des pays communistes est sans appel. Cependant, les effets « négatifs » ne peuvent pas être niés ; ils tiennent aux limites apportées à la diffusion des innovations et de leurs contenus en connaissances et techniques nouvelles, etc.

-Le modèle de l’innovation par les communautés d’utilisateurs-innovateurs tient sa force principale de l’absence des effets négatifs ci-dessus et de la synergie des compétences qu’il produit. Au regard de l’expérience des communautés observables à ce jour, on est obligé de constater que son incitation à l’innovation est particulièrement forte mais que restera faible sa capacité d’industrialisation.

 

Aucune reproduction, ne peut être faite de cet article sans l’autorisation expresse de l’auteur ».  A.Uzan. 20/08/2015