menace réside dans la capacité croissante de ce nouveau type d’innovateur de s’ouvrir de larges possibilités de se passer des fabricants.
La ressource réside dans la capacité des entreprises innovatrices à mettre en œuvre de nouvelles formes de collaboration avec les utilisateurs-innovateurs et en particulier les formes suivantes :
–repérer les leads-users pour produire et vendre leurs innovations ou innover avec eux ;
-aider ces « leads users » et les communautés d’utilisateurs-innovateurs à réaliser leurs projets en leur proposant des « boites à outils » ou des « plates-formes de produit ».
Nous verrons comment E.Von Hippel présente ces deux axes d’action après avoir souligné la contrainte principale à surmonter pour innover.
- Les contraintes de l’innovation.
Toute innovation, comme toute création, est un processus de repérage puis de résolution de problèmes.
Il s’agit d’abord de repérer « l’écart entre la situation vécue et la situation voulue », pour soi ou pour d’autres, et de se donner ainsi une première définition du problème comprenant l’indication de la direction à prendre.
Puis s’enclenche un cycle de quatre phases, comme indiqué par la figure ci-dessus, cycle itératif et qui est donc, généralement, parcouru plusieurs fois avant la convergence :
-première conception de solution fondée sur les connaissances et informations disponibles ;
-prototype physique ou virtuel de la solution conçue ;
-test du prototype en situation d’utilisation prévue et enregistrement des résultats ;
-analyse des résultats pour repérer les réussites et les erreurs (ce qui n’a pas été prévu) ;
-utilisation du nouvel apprentissage pour améliorer la solution, etc.
Les sources d’échecs sont multiples mais surtout, comme on dit aux USA « garbage in, garbage out » ; tout dépend de la qualité des deux types principaux d’informations nécessaires ; celles relatives au
besoin à satisfaire y compris le contexte d’utilisation de la solution (pour qui et pour faire quoi et à quel moment ?) et celles relatives au type de
solution technique adéquate (quelle technologie retenir ?).
Les utilisateurs ont, généralement, une connaissance plus précise et plus détaillée de leurs besoins que les fabricants alors que les fabricants ont une connaissance bien meilleure de l’approche de la solution.
Mais il n’est pas facile de
réunir ces deux types d’informations qui sont « visqueuses », « collées» aux personnes ou aux collectivités qui les détiennent parce que secrètes ou tacites ou trop complexes et, dans tous les cas, difficiles à exprimer clairement et coûteuses, voire impossibles, à transférer d’une personne ou collectivité à une autre.
C’est pourquoi, lorsqu’un fabricant innove, il cherche à développer rapidement un premier prototype partiel du produit pour le soumettre le plus vite possible au test de l’utilisateur qui connait bien le besoin; ce dernier qui connait mal la technologie retenue va faire des observations dans son langage, ce que le fabricant tentera de prendre en compte, etc. Cette itération peut réussir mais les échanges sont difficiles, coûteux et non assurés du succès même lorsque les deux parties coopèrent.
Cette
viscosité de l’information explique aussi la tendance de chaque type d’acteur à s’appuyer largement sur son point fort ; les utilisateurs, sur leur connaissance du besoin et du contexte d’utilisation, pour satisfaire des besoins nouveaux ; les fabricants, sur leur connaissance des solutions, pour améliorer la satisfaction des besoins connus.
C’est ce que montrent plusieurs études et en particulier le tableau 5.1 ci-dessous, comparant les types d’innovations apportées respectivement par les utilisateurs et les fabricants sur le fonctionnement de deux grands types d’instruments scientifiques ; les
utilisateurs ont eu tendance à développer de
nouvelles fonctionnalités des instruments alors que
les fabricants ont eu tendance à rendre les fonctionnalités en cours
plus faciles à utiliser ou plus fiables
On comprend mieux pourquoi les entreprises ont besoin de l’aide des utilisateurs pour innover et des utilisateurs-innovateurs en particulier.
- Repérer les leads-users et coopérer avec eux.
On connait les caractéristiques de ces utilisateurs-innovateurs (voir premier article) ; utilisateurs capables de déceler très tôt un besoin non satisfait, chez eux et chez les autres ; acteurs ayant la volonté, la motivation et les ressources nécessaires pour concevoir le moyen de satisfaire le besoin repéré ; appelés «
leads-users », parce que créateurs avant-gardistes, parfois créateurs de startup, le plus souvent mettant bénévolement leurs créations à la disposition d’une communauté.
Ce sont eux que les entreprises doivent considérer comme une ressource prioritaire comme le montre l’
expérience conduite par l’entreprise
3M (colles et adhésifs, abrasifs, équipements de protection, isolants thermique et acoustique, produits pour la santé, l’hygiène et la sécurité, interconnexion de télécommunications, films de décoration, etc.)
Notons ici que les leads-users concernés ne sont pas des clients de 3M appelés à collaborer à l’innovation.
Cette firme conduisait dans les mêmes divisions et en même temps des projets de création d’idée d’innovation en recourant d’une part à la
méthode traditionnelle (études de marché, etc.) et d’autre part à des projets conduits par des
lead users.
C’est ainsi qu’au début de l’étude, cinq divisions de 3M avaient généré 5 concepts de produits nouveaux par et avec des leads-users (dénommés produits « LU ») et 42 autre concepts (dénommés produits « Non LU ») par la méthode classique. Toutes précautions prises pour tenter la comparaison des performances, les résultats sont visibles dans le tableau suivant (10.1. résumé)
Les concepts de produits générés par et avec les lead users (« LU product concepts ») se sont révélés beaucoup plus nouveaux que les Non-LU ; plus originaux et conformes aux besoins du client et estimés porteurs de meilleurs résultats commerciaux prévisionnels : part de marché double des autres et chiffres d’affaires 10 fois supérieurs. Par contre, 41 de 42 concepts de produits générés par des méthodes non-LU étaient des améliorations ou des extensions de gammes de produits existants.
D’autres études ont depuis confirmé ces résultats et souligné l’intérêt pour les entreprises d’intégrer à leur processus d’innovations la recherche systématique des innovations générées par les leads-users.
Il faut, ici, distinguer selon que le lead-user travaille
en amont de l’innovation ou
sur le marché de l’innovation commercialisée.
Les premiers sont les plus féconds mais les plus difficiles à repérer.
Par exemple, pour un industriel de l’automobile cherchant à innover en matière de freinage, les leads- users les plus féconds se trouveront parmi les ingénieurs qui ont travaillé sur le freinage des avions ou des automobiles de course, etc. c’est-à-dire dans des « domaines analogues avancés »
(« in Advanced Analog Fields ») ; et on peut les repérer en recourant aux experts ou aux évènements pertinents.
Les leads-users
du deuxième type, ceux travaillant à l’amélioration des produits commercialisés, sont plus faciles à trouver car ils se rassemblent souvent en communautés dans des sites ou lors d’événements. Il est alors plus facile d’observer ce qui se dit, se propose ou s’annonce et de s’en inspirer ; on peut même organiser ce type de collaboration par des séminaires ou équivalents.
On notera ici que le recours aux leads-users est particulièrement fécond lorsque l’entreprise cherche à concevoir des produits nouveaux qui exigent une très grande connaissance du besoin de l’utilisateur et du contexte d’utilisation ; la méthode traditionnelle, avec ou sans collaboration de prospects, reste valable pour les projets d’amélioration des produits existants ou des technologies en cours.
Admettre l’idée qu’en matière de connaissance des besoins, les utilisateurs sont de meilleurs experts que les fabricants et que la communication entre utilisateurs et fabricants ne sera jamais parfaite conduit à tenter une stratégie complémentaire à celle de trouver des leads-users.
- Aider à créer et canaliser la création.
Il s’agit alors d’offrir à tout utilisateur-innovateur une
boite à outils de nature à l’aider à créer tout en canalisant son initiative.
Une telle boite est un ensemble intégré d’outils de design, de prototypage et de test nécessaire au concepteur d’un produit ; elle est proposée par un fabricant qui vise ainsi deux objectifs :
-A
ider les utilisateurs à réaliser les innovations qu’ils désirent, de façon moins chère, plus rapide et plus faciles à produire « tels quels » par un fabricant ;
–
Canaliser l’initiative novatrice
vers le fabricant fournisseur de la boite à outils, boite en principe spécifique à un type de produit ou de service et à un système de production.
Cette stratégie est mise en œuvre par des entreprises de plusieurs domaines : semi-conducteurs personnalisés, industrie alimentaire, matériaux, logiciels, etc.
La boite à outils vise à
éliminer la délicate et coûteuse
itération entre utilisateur et fabricant au cours du développement, en affectant aux utilisateurs les tâches les plus exigeantes en connaissance du besoin (Need-intensive tasks). Elle devrait avoir les cinq « qualités » suivantes :
-Offrir aux utilisateurs un «
espace de solutions » qui englobe les dessins qu’ils veulent créer.
Une boite à outils est nécessairement faite pour réaliser une gamme d’opération dans un domaine spécifique puis réaliser un produit conçu avec un système de production donné. Elle peut offrir une gamme plus ou moins large mais elle est souvent contrainte par la nécessité de faire produire la création à un coût raisonnable chez le fabricant.
-Etre
facile à utiliser ; sans besoin d’une importante formation spécialisée.
Elle est plus efficace quand elle permet aux utilisateurs d’utiliser les compétences qu’ils possèdent déjà sans les obliger à apprendre les compétences et la langue utilisées par les concepteurs du fabricant. Elle doit savoir traduire la conception de l’utilisateur dans le langage du système de production du fabricant.
-Permettre aux utilisateurs d’effectuer des
simulations.
Un utilisateur sait, en principe et grosso-modo, ce qu’il veut que son produit réalise mais, comme tout créateur ou acheteur, il va devoir choisir la combinaison d’attributs optimale à ses yeux. C’est dire que la boite à outils doit lui offrir la possibilité de simuler et de faire des itérations avant de choisir.
-Contenir les
modules standards du domaine.
Il s’agit là de permettre aux utilisateurs de se concentrer sur les seuls aspects originaux de leur création.
-Permettre que les produits et service conçus par les utilisateurs puissent être
réalisés sans modification par le fabricant.
La décision d’offrir une boite à outils doit être pesée mais peut être imposée par la concurrence.
Une boite à outils ne peut intéresser tout le monde ; elle va attirer les utilisateurs dont le besoin de sur-mesure est assez important pour compenser le coût de la boite ; elle intéressera un nombre d’utilisateurs d’autant plus grands qu’elle aidera à résoudre suffisamment de besoins hétérogènes.
Elle peut donner un avantage concurrentiel initial mais faire perdre des marchés à plus long terme.
Cependant, compte tenu des initiatives déjà prises par des fabricants dans ce domaine et de la tendance des utilisateurs à préférer concevoir leurs propres produits personnalisés à l’aide d’une boîte à outils, on peut douter que les entreprises innovatrices aient encore le choix.
Aucune reproduction, ne peut être faite de cet article sans l’autorisation expresse de l’auteur ». A.Uzan. 31/08/2015
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