Entreprise et intérêt général ont, le plus souvent, été considérées comme des notions antinomiques. C’est en particulier le cas en France où la défiance traditionnelle à l’égard de la rentabilité de l’entreprise (le profit) et le désir de voir les difficultés sociales prise en compte par l’Etat ont conduit à un développement très important du secteur public.
La question a resurgi il y a peu, en France, face à l’ampleur des enjeux environnementaux. La loi Pacte incite les entreprises à se doter d’une raison d’être précisant qu’elles doivent conduire leurs stratégies en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de leurs activités. La loi n’est pas allée jusqu’à l’obligation mais on a cherché à règlementer l’action des entreprises et donc à donner une sorte d’avertissement.
(Voir : https://outilspourdiriger.fr/la-raison-detre-dune-entreprise/)
Face aux mêmes problèmes sociaux et environnementaux, les consultants du BCG (Boston Consulting Group) utilisent un langage très différent ; ils visent à convaincre les entreprises que prendre en compte ces problèmes est leur intérêt bien compris et leur livrent les bonnes méthodes pour ce faire. (Voir : https://www.bcg.com/publications/2019/optimize-social-business-value).
Pour le BCG, entreprise et intérêt général sont conciliables et doivent être conciliés;
L’argumentaire est celui que les entreprises utilisent traditionnellement : le contexte sociétal des entreprises tend à changer rapidement, faisant apparaître des attentes nouvelles en particulier en matière d’écologie. Les entreprises doivent donc prendre en compte ce changement si elles veulent assurer leur longévité.
Voyons d’abord ce qu’est le nouveau contexte sociétal. Nous présenterons ensuite le nouvel état d’esprit et l’agenda qu’il impose aux dirigeants pour concilier entreprise et intérêt général . Puis nous examinerons la mise en œuvre détaillé de cet agenda.
- Le contexte sociétal impose de nouvelles contraintes.
Au cours de ces dernières décennies, le développement de la technologie et de la mondialisation a eu d’importants effets bénéfiques mais aussi d’importants effets négatifs : destructions d’écosystèmes anciens, concentrations, restructurations, inquiétude croissante sur le climat et l’environnement ; ce qui a créé chez un grand nombre de personnes un fort sentiment d’insécurité.
Aujourd’hui, un plus grand nombre de citoyens, d’investisseurs, de dirigeants et de salariés sont convaincus que les entreprises doivent repenser la durabilité de leur activité et adopter une vision plus large de leur action, allant au-delà des rendements financiers et prenant en compte leur impact total sur la société.
Elles doivent apprendre à concilier entreprise et intérêt général , avantage concurrentiel durable et durabilité de l’environnement (sustainable competitive advantage and sustainability), créer de nouveaux types d’avantage concurrentiel et contribuer à l’évolution durable des écosystèmes.
Elles doivent apprendre à explorer de nouvelles dimensions de la concurrence : la durabilité environnementale, le bien-être social, l’inclusion économique, le contenu éthique ; et créer des modèles d’affaires nouveaux visant l’économie des ressources précieuses plutôt que le gaspillage, le partage des actifs plutôt que la possession, l’inclusion plutôt que l’exclusion, et, de façon générale, accroître leur impact sociétal positif.
La prise en compte de ces nouvelles valeurs a commencé mais reste loin d’être suffisante.
De nombreux investisseurs institutionnels (Assurances, gestionnaire d’actifs, fonds de pension, banques, etc.) prennent en compte les évaluations ESG (environnementales, sociales et de gouvernance) dans leur prise de décision de financement.
De nombreuses entreprises prennent en compte le développement durable et leur responsabilité sociale, et déclarent dans leurs raisons d’être leur adhésion aux 17 Objectifs de Développement Durable (ODD ou Agenda 2030) de l’ONU.
Mais au total, les progrès dans ces domaines sont moins rapides que l’évolution des attentes sociétales, créant, disent les auteurs, une tendance à remettre en cause la légitimité des entreprises.
Le changement de comportement de l’entreprise doit, donc, être plus rapide et surtout plus radical pour concilier entreprise et intérêt général : un nouvel état d’esprit et un nouvel agenda doivent être adoptés. Et la mise en œuvre de l’agenda à réaliser est précisé.
- Un nouvel état d’esprit et un nouvel agenda pour les dirigeants.
Le nouvel état d’esprit conduit à adopter trois grands principes d’élargissement :
-Elargir la raison d’être de l’entreprise : en affichant et poursuivant une forte ambition de contribuer à la résolution des problèmes sociétaux et non pas seulement en promettant d’assurer un flux de revenus financiers aux parties prenantes (commandes, salaires, prix, dividendes, etc.).
-Elargir la vision du modèle d’affaire : en intégrant les écosystèmes économiques, environnementaux et sociétaux entourant l’entreprise pour afficher et réaliser l’impact sociétal visé.
-Elargir les objectifs poursuivis concernant le personnel : pour aller au-delà de la simple efficacité et viser la diversité, l’inclusion, l’adaptabilité et la résilience.
Le nouvel agenda, lui, conduit à réaliser les six opérations définis par le schéma ci-dessous :
-Réimaginer la stratégie de l’entreprise.
-Transformer le modèle d’affaire.
-Améliorer la mesure des performances et la transparence des résultats.
-Diriger en ayant un projet d’entreprise motivant le personnel.
-Se comporter aussi comme un homme d’Etat (corporate statesmanship = intervention dans les affaires comme un homme d’état)
-Elever de niveau de la gouvernance.
- La mise en œuvre de l’agenda.
3.1. Réimaginer la stratégie de l’entreprise
La nouvelle stratégie ne peut avoir pour ambition le seul rendement financier pour l’actionnaire (Total shareholder return = TSR) ; elle doit aussi viser à avoir un impact sociétal total positif (Total sociétal impact =TSI = ensemble des effets économiques, sociaux et environnementaux de l’entreprise sur le monde.
La longévité de l’entreprise dépend des deux types de résultats ci-dessus et l’avantage concurrentiel à avoir ou à conquérir doit satisfaire à la fois la valeur actionnariale et l’impact sociétal.
Le dirigeant ne doit plus se concentrer seulement sur ce l’entreprise produit mais aussi sur les besoins de la société qu’elle doit satisfaire et, en particulier, sur les objectifs de développement durable (ODD) qu’elle peut contribuer à réaliser.
La qualité de la stratégie doit donc être jugée sur sa capacité de créer une différenciation, un avantage concurrentiel dans des domaines suivants en particulier ; commercialisation plus écologique, chaînes de valeur partagées, reconstructions d’écosystèmes détruits, développement de l’inclusion (permettre à chacun de faire valoir sa personnalité, ses talents, ses idées, son énergie pour apporter le meilleur de soi au projet commun), montage d’action collective pour combattre les risques environnementaux et sociétaux.
Les consultants proposent au stratège de se poser les dix questions figurant dans le tableau suivant
Voici la traduction des questions principales :
1.Notre projet assure-il la durabilité de notre création de valeur ? Notre intérêt correspond-il à l‘attente sociale ?
- Mesurons-nous correctement notre compétitivité à long terme.
7.Quelles sont nos faiblesses au regard des critères ESG.
- Comment réduire ces faiblesses en changeant notre modèle d’affaire.
- Appartenons-nous à la bonne coalition pour résoudre les problèmes sociétaux pressants
10 Nous comportons-nous comme des hommes d’état pour changer le monde ?
3.2. Transformer le modèle d’affaire.
L’innovation de modèle d’entreprise durable (S-BMI = Sustainable business model innovation) adopte une perspective beaucoup plus large que l’innovation de modèle d’affaire traditionnel. Elle conduit à explorer les sept types suivants d’innovation ainsi que leur combinaison.
3.2.1. Choisir ses approvisionnements et fournisseurs.
Choisir une énergie plus propre, des pratiques durables, préserver la biodiversité, pratiquer le recyclage, la traçabilité, le commerce équitable, etc. Intégrer l’amont peut être nécessaire mais on peut aussi aider ses fournisseurs à progresser en matière de gestion des ressources, des flux commerciaux et des communautés.
3.2.2. Revoir l’impact sociétal de chaque étape allant de la création à la fin de vie du produit.
Imaginer de nouveaux modèles commerciaux, créer des offres qui permettent le partage plutôt que la possession, partager les chaînes de production ; pratiquer l’inclusion ; aider le consommateur à choisir ce qui facilite la circularité, la recyclabilité et la valorisation des déchets. Ici aussi, on peut être conduit à intégrer l’amont et l’aval ou à entreprendre des partenariats stratégiques non conventionnels.
3.2.3. Augmenter la « valeur sociétale » de l’offre.
Offrir au client plus de gains économiques, de durabilité, de satisfaction et bien-être, de contenu éthique et de possibilité de s’impliquer dans la cocréation.
Aider les clients industriels et commerciaux à faire cette augmentation de la « valeur sociale » de leur offre.
Pratiquer la coopération entre producteurs ou entre producteurs et distributeurs pour économiser les ressources, réduire l’impacts sociétal négatif et les coûts et conquérir et satisfaire plus de clients.
3.2.4. Coopérer pour développer les chaînes de valeur.
On peut co-produire avec une entreprise complémentaire d’une autre industrie pour étendre la portée des produits, réduire les risques et accroitre l’impact sociétal positif commun.
2.2.5. Dynamiser la marque.
On obtient cela en faisant connaître les innovations réalisées sur les plans de la production, de la commercialisation et de l’aide apportée aux offreurs partenaires et aux clients et en soulignant l’impact social positif ainsi produit.
3.2.6. Relocaliser et régionaliser.
Recréer des marques locales et régionales qui s’adaptent mieux aux goûts et valeurs des consommateurs ; s’approvisionner auprès de petits producteurs locaux pour minimiser les effets négatifs des transports et renforcer les économies locales ; utiliser les flux de déchets locaux comme matières premières pour d’autres activités ; ou reconstituer des emplois pour le micro-travail en utilisant les talents locaux.
3.2.7. Développer la coopération.
On peut ainsi collaborer avec des gouvernements et des ONG pour :
-aider des petits agriculteurs à devenir des sources fiables d’intrants pour la chaîne de valeur agro-industrielle ;
-promouvoir la réutilisation des plastiques comme matières premières pour les systèmes de production ;
-prévenir la corruption grâce à la numérisation et aux paiements électroniques ;
On peut aussi s’associer à d’autres secteurs pour monter des systèmes de recyclage et de valorisation des déchets.
Les sept types de S-BMI créent de nouvelles sources de différenciation, d’avantage opérationnel, de dynamique de réseau et de valeur sociétale, permettant des entreprises plus durables et résilientes qui profitent aux actionnaires et à la société.
3.3 Améliorer la mesure des réalisations et la transparence des résultats
Les tableaux de bord et les rapports internes et publics doivent mettre en évidence la mesure dans laquelle l’entreprise crée une valeur différenciée et un impact sociétal positif (les auteurs parle de FBV= full business value).
Des mesures doivent évaluer les réalisations faites à chaque étape de la chaîne de valeur et l’impact sociétal total.
Et leur communication doit être faite régulièrement aux parties prenantes de l’entreprise comme aux relations publiques externes, pouvoirs publics inclus.
3.4 Diriger avec un projet d’entreprise motivant le personnel.
C’est le projet, le sens donné au travail, qui motive ou pas le personnel et qui attire ou pas les talents.
De plus de nouvelles compétences sont nécessaires pour prendre en charge les nouveaux aspects du développement visant l’impact sociétal et apporter les nouvelles approches nécessaires lors des décisions.
Des équipes plus diverses et plus agiles sont nécessaires pour concevoir des modèles opérationnels innovants capables de concilier l’efficacité opérationnelle, la rentabilité et l’impact sociétal.
3.5. Se comporter aussi comme un homme d’Etat (corporate statesmanship)
Les problèmes environnementaux tels que la réduction des déchets de plastique ou du système alimentaire ne peuvent être pris en charge que par des groupements d’entreprise, voire des industries entières.
Plutôt que d’ignorer ces risques ou de compter sur les seuls pouvoirs publics, les entreprises doivent monter des groupements pour agir collectivement et assurer, ainsi, la légitimité et la longévité de leur industrie ; ils doivent aussi établir des collaborations avec les secteurs public et social pour accroître ce que l’industrie pourrait accomplir seule et façonner de nouveaux modèles d’action collective pour un changement sociétal positif.
3.6. Elever de niveau de la gouvernance
Les conseils d’administration doivent développer de nouvelles capacités pour donner aux directions d’entreprise l’ambition de faire remplir par l’entreprise son rôle complet dans la société.
Les conseils d’administration devront être informés des besoins sociétaux et des ODD pour orienter l’entreprise et tenir le PDG pour responsable des performances financières, environnementales et sociétales de l’entreprise.
Ils auront besoin de directeurs ayant des compétences et une expérience de vie différentes de l’ordinaire et ils devront restructurer les comités, les chartes et les politiques pour assurer un contrôle des performances sociales.
Ils doivent remettre en question les points de vue sur les limites et les horizons temporels de l’entreprise, sur ce qui fait un bon PDG, sur les nouveaux risques et sur la mesure de la performance sociale même au détriment de la performance financière à court terme.
Les entreprises ont le choix :
–attendre d’être obligées par les concurrents, les clients et les régulateurs de mettre en œuvre un tel programme ;
-ou anticiper et se réinventer pour assurer leur longévité.
Aucune reproduction ne peut être faite de cet article sans l’autorisation expresse de l’auteur ». A. Uzan. 20/09/2020